Olivier Véran : IA et santé bucco-dentaire
CDF Mag 2126-2127 du 3-10 juillet 2025

Selon Olivier Véran, ancien ministre de la Santé, l’intelligence artificielle n’est ni une panacée, ni une menace mais un accélérateur. Avant même son intervention aux 9es universités d’été des CDF en septembre, il a livré en avant-première aux lecteurs du CDF Mag, son regard sur la santé bucco-dentaire,les enjeux et évolutions de la profession…
CDF Mag : En tant que médecin neurologue et ancien ministre de la Santé, quel regard portez-vous sur la santé bucco-dentaire en France ?
Olivier Véran : Pendant trop longtemps la bouche a été isolée du reste du corps. Or, une parodontite double le risque d’AVC, une pulpite peut provoquer une infection systémique, et une mastication déficiente accélère le déclin cognitif. L’odontologie est un indicateur majeur de santé publique et doit être pleinement intégrée aux parcours chroniques. Nous devons mesurer le nombre de caries évitées, pas seulement d’obturations posées, et cela ferait sens d’inscrire la santé buccale dans la pro-chaine stratégie nationale de prévention.
Quelle est la place de la chirurgie dentaire dans le secteur médical ?
O.V. : Le chirurgien-dentiste est un professionnel de santé à part entière, au carrefour entre soin, prévention, esthétique et confort de vie. Dans les faits, la chirurgie dentaire reste mal articulée avec les autres spécialités médicales. Lorsqu’un diabétologue oriente son patient pour un traitement parodontal, l’HbA1c baisse : preuve que la dentisterie est un déterminant médical. Des consultations conjointes en oncologie, gériatrie et cardiologie devraient devenir la norme. Il faut également renforcer la recherche translationnelle, par exemple sur le lien microbiote buccal–maladies neurodégénératives.
Quels sont ses enjeux, ses défis ?
O.V. : Les défis sont multiples. Le premier est la prévention, notamment chez les jeunes et les publics fragiles. Le deuxième est celui de l’accès aux soins : les inégalités sociales et territoriales persistent. Le troisième, c’est former la profession aux innovations : robotique, impression 3D, biomatériaux régénérateurs.
Face aux problèmes de démographie, de répartition territoriale, que pensez-vous des solutions actuelles et quelles autres pistes pourraient être envisagées ?
O.V. : Les aides à l’installation, les cabinets mutualisés, le salariat en centre de santé sont des réponses utiles mais ponctuelles. Il faut aller plus loin en créant des réseaux de soins coordonnés, en valorisant la mobilité des professionnels et en développant des partenariats avec les collectivités territoriales. L’usage du numérique peut aussi aider à désamorcer ces tensions démographiques, la télé-dentisterie pourrait être utile pour le triage.
Le numérique et l’intelligence artificielle sont omniprésents. Le secteur dentaire n’échappe pas à cette règle. Faut-il en avoir peur ou y voir une solution ?
O.V. : Ni panacée, ni menace : un accélérateur. Les réseaux neuronaux détectent des lésions précancéreuses, planifient les implants et automatisent la traçabilité.L’essentiel est de garder la maîtrise des données. Comme toute technologie, l’IA doit être évaluée en termes de bénéfice-risque et encadrée par un comité éthique.
L’aide au diagnostic, à la gestion ou à l’acte modifie-t-elle structurellement le cabinet ?
O.V. : Oui, ces technologies redéfinissent les rôles au sein du cabinet. L’assistant dentaire voit ses compétences élargies, le praticien peut se concentrer davantage sur l’acte médical et la relation humaine, et le temps gagné se reporte sur l’éducation du patient.
Le cabinet libéral, du chirurgien-dentiste ou du médecin, n’est-il pas appelé à être transformé ?
O.V. : Absolument. Mon intuition, c’est que le cabinet libéral va fortement évoluer sous l’impulsion du numérique, en particulier l’IA, capable d’échanger en temps réel imagerie, guides imprimés et télé-expertise avec l’hôpital. Peut-être d’ailleurs que le modèle économique se déplacera de l’acte vers l’abonnement préventif : onpaie pour conserver ses dents, pas pour les réparer.
Comment répondre aux craintes liées à la cybersécurité et au contrôle de l’IA ?
O.V. : Par un hébergement souverain certifié, le chiffrement systématique, l’audit des algorithmes et une pédagogie claire sur les droits numériques. Chaque logiciel devrait afficher un « score de robustesse » indépendant, mis à jour après chaque faille.
À qui, patients ou praticiens, profiteront en premier les apports de l’IA ?
O.V. : Aux deux, mais d’abord aux patients vulnérables :dépistage automatisé en EHPAD, planning simplifié pour le handicap. Les praticiens gagneront en fiabilité, en sérénité et en temps clinique, ce qui améliorera la qualité globale du système.
Les investissements pour intégrer l’IA seront-ils source d’économie pour le système de santé ?
O.V. : Oui. Une molaire sauvée par un diagnostic précoce coûte dix fois moins qu’un bridge tardif. Généraliser l’IA pourrait éviter des dizaines de milliers d’extractions et réduire la facture prothétique de centaines de millions d’euros. À terme, le retour sur investissement est estimé entre 3 et 5 € pour 1 € dépensé.
Un système d’aide à l’équipement numérique des cabinets est-il nécessaire ?
O.V. : Tout à fait. Le modèle du FAMI a fait ses preuves. Il faut l’étendre à l’intégration de l’IA, pour que l’ensemble des praticiens, y compris en zones sous-dotées, puisse y accéder, assorti d’une formation obligatoire et d’un bonus environnemental pour les équipements à faible empreinte carbone. La prévention est un axe majeur.
De quand date votre dernier rendez-vous chez un chirurgien-dentiste ?
O.V. : La prévention commence par l’exemple ; je la pratique comme je la prêche. Au cours des 6 derniers mois, j’ai fait faire une gouttière pour la nuit, et un détartrage.
Avez-vous un chirurgien-dentiste de famille ?
O.V. : J’ai d’abord pu compter sur une belle-famille de dentistes, ça aide ! Si vous m’autorisez un dernier mot, je voudrais vraiment vous remercier, parce que les chirurgiens-dentistes ont été remarquables et généreux du premier au dernier jour de la pandémie. Dans la gestion des masques FFP2, l’organisation de la continuitéde soins. Franchement, vous avez toujours trouvé dessolutions, avec éthique et simplicité.