Aubervilliers, 14 h, un homme – blouson jaune et baskets vertes – s’élance en pleine rue. Il danse et la ville en mouvement donne le tempo de ce ballet inattendu. Il n’y a pas si longtemps, le même homme – blouse blanche et gants en latex – s’élançait dans les couloirs du service d’odontologie à Paris. Cet homme-là, c’est Pierre-Benjamin Nantel, 36 ans, chirurgien-dentiste et chorégraphe.
Dans les pas du Dr Nantel
D’abord, il y a eu l’attrait pour le médical. Pierre-Benjamin Nantel y est venu après un cours… d’histoire-géographie au lycée. « Il y avait ce chapitre sur la mondialisation, les inégalités entre le Nord et le Sud », commence-t-il. À cet âge où les idéaux sont grands, le Breton décide qu’à sa petite échelle, il prendrait soin des autres. Avec trois de ses amis, il entre à la fac de Rennes. L’un part en médecine, les deux autres en dentaire. « J’ai toujours aimé me trouver au carrefour des expériences et des savoirs, rapporte-t-il. La dentisterie, qui mêle technique médicale, une forme d’artisanat dans le rapport à l’objet et psychologie, me semblait être une voie à explorer. » Dans le même temps, celui qui a toujours aimé danser sans pousser l’attrait plus loin que le dancefloor d’une boîte de nuit, découvre les ateliers chorégraphiques de l’Université de Rennes. « Jusque-là, mon terrain de jeu, c’était plutôt les tatamis de karaté, raconte le Dr Nantel. J’ai fini par pousser les portes du studio de danse juste pour voir. Je n’avais jamais pris de cours. J’étais un peu intimidé. Je ne pensais pas y avoir ma place. » Puis le lieu, la pratique… tout fait écho et prend sens. « Les ateliers sont dirigés par Hélène Paris qui enseigne la danse contemporaine et les arts martiaux ! Elle m’a rapidement montré les similitudes entre ces deux disciplines. »
Grand écart
L’étudiant consacre alors minimum trois heures hebdomadaires à la danse et à la création. Il fait ses premiers pas de danseur sur les scènes des festivals universitaires puis rapidement, monte des collectifs, crée des pièces. Il commence à lier chorégraphie et dentisterie lors de pièces où, par exemple, il porte une blouse du praticien. Thèse en poche, il travaille pour différents cabinets sans reléguer la danse au rang de hobby. Dans ses rêves les plus fous, il y a l’Institut chorégraphique international de Montpellier. Finalement, il y tentera sa chance « juste pour voir ». Sur des centaines de candidats venus de différents horizons, il est retenu avec neuf autres artistes. L’aventure dure deux ans mais « au bout de quatre mois, la chirurgie dentaire a commencé à me manquer, se souvient le Dr Nantel. Je me demandais sans arrêt si je n’étais pas plus utile auprès des patients. Alors j’ai repris mon exercice dans un cabinet, les samedis et dès que mon emploi du temps me le permettait ». Après Montpellier, c’est à Avignon – ville du spectacle vivant – qu’il décide de s’établir. Durant trois ans, il travaille trois jours par semaine dans un cabinet et consacre le temps restant à la compagnie qu’il vient de créer. Il décroche des subventions, monte plusieurs pièces dont L’équilibre des humeurs, un duo chorégraphique et sonore questionnant les rapports entre soignant et soigné.
Parallèles évidents
Les aléas de la vie le conduisent à Paris où il prend un mi-temps dans un centre de santé de la Croix-Rouge. Une tradition familiale, croit-il. Son grand-père y était moniteur-éducateur et sa mère, responsable départementale dans les Côtes d’Armor. En moins d’un an, il devient chef de service… à plein temps. C’était en 2020, en plein Covid. Les besoins médicaux sont énormes, la danse passe à l’arrière-plan. Les lieux dédiés au spectacle vivant restent portes closes pendant quasiment deux ans, soit une éternité pour Pierre-Benjamin Nantel qui va chercher une alternative pour danser. Il la trouve dans l’espace public : parcs, rues… Une nouvelle fois, il veut aller plus loin et affirmer sa pratique chorégraphique. En 2022, il raccroche la blouse et entame un master au sein de la Formation d’art en espace public (FAI-AR) à Marseille. « L’analogie entre mon métier de soignant et l’envie de créer dans l’espace public est apparue de manière assez évidente, souligne-t-il. Un chirurgien-dentiste voit quinze patients par jour. Ils peuvent avoir la même pathologie, mais leur anatomie, leur vécu, leurs craintes ne seront jamais les mêmes. Lorsque l’on danse dans l’espace public, la performance et le lieu peuvent être identiques, l’heure, le public ou, par exemple, la météo en feront une expérience différente. Dans tous les cas, il faut s’adapter, écouter, observer, dialoguer pour réaliser un soin comme une chorégraphie.»
Performance sur rendez-vous
Il va pousser un peu plus encore le parallèle lorsqu’en 2023, de retour en Ile-de-France, il obtient une résidence d’artiste aux Laboratoires d’Aubervilliers, lieu de recherche artistique. Il y développe l’Agence de chorégraphie de proximité. « C’est une plateforme qui propose à la population de prendre rendez-vous pour assister gratuitement à des performances chorégraphiques créées pour et avec l’espace public, explique l’artiste. Elles sont destinées à un ou deux spectateurs à la fois. L’accueil individuel fait écho à mon métier de soignant. En faire une performance me plaît. » Il va mettre la dentisterie en stand-by encore un ou deux ans, le temps d’approfondir son engagement artistique, d’avoir une assise solide… Après cela, il reprendra son exercice. Le chirurgien-dentiste comme le chorégraphe a besoin de ses deux « pieds » pour maintenir l’équilibre.